Un expert prévient que les mines terrestres ne protégeront pas l'Europe de la Russie


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Par La Presse Canadienne, 2025
OTTAWA — Un expert qui a désamorcé des bombes dans certaines des régions les plus dangereuses du monde affirme que les gouvernements européens qui placent leurs espoirs de sécurité dans les mines terrestres se tournent vers un outil inefficace qui ne fera que propager la misère et la faim.
«C'est une technologie obsolète qui peut rapidement devenir inutile», a déclaré Gary Toombs, technicien principal en neutralisation d'explosifs à l'association caritative Humanité et inclusion.
«L'utilisation de mines antipersonnel ne justifie pas vraiment l'impact qu'elle aura à long terme, compte tenu des gains à court terme qu'elle pourrait apporter.»
Les militants antimines terrestres exhortent le Canada à redoubler d'efforts pour convaincre les pays européens de rester signataires du Traité d'Ottawa de 1997, négocié par le Canada pour mettre fin à l'utilisation des mines terrestres antipersonnel dans le monde.
Ce traité a conduit la plupart des pays du monde à interdire l'utilisation de ces armes et a mobilisé des fonds pour déminer les anciennes zones de guerre, comme le Vietnam.
Ce printemps, six pays limitrophes de la Russie ont annoncé leur intention de quitter le Traité d'Ottawa. L'Ukraine, la Finlande, la Pologne, l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie ont fait valoir que la menace posée par la Russie justifiait l'utilisation éventuelle de mines terrestres pour contrecarrer ou ralentir les incursions terrestres.
M. Toombs a neutralisé des bombes pour l'armée britannique dans les années 1990. Il dirige aujourd'hui une équipe internationale avec Humanité et inclusion qui surveille les terrains et les débarrasse des explosifs, soit en retirant les bombes, soit en les détruisant sur place.
Ce travail l'a récemment conduit en Ukraine, dans la bande de Gaza, en Syrie et en Irak.
Dans tous ces endroits, a-t-il souligné, les mines terrestres n'ont pas réussi à empêcher les invasions terrestres. «Les mines terrestres ont toujours été utilisées pour bloquer ou ralentir l'avancée d'une force militaire, mais leur efficacité dans la guerre moderne est considérablement réduite par les progrès technologiques», a expliqué l'expert.
M. Toombs a indiqué que la guerre en Ukraine a montré comment des drones sans pilote peuvent contourner les champs de mines, tandis que des capteurs terrestres peuvent détecter les mouvements de troupes et indiquer où les mines sont placées.
Il a ajouté que ces avancées ont bouleversé une tactique vieille de plusieurs décennies consistant à déployer des «ceintures d'obstacles» – semblables à des champs de mines – pour encercler les forces adverses dans des zones où elles peuvent être prises pour cible.
Au cours des conflits passés, les chars se retrouvaient piégés dans des champs de mines où leurs équipages blessés pouvaient être éliminés par des tirs. Aujourd'hui, de nombreux véhicules de combat modernes sont équipés de chasse-mines capables de dégager des voies de six mètres de large pour assurer le passage des chars en toute sécurité, a expliqué Gary Toombs.
Les troupes ukrainiennes ont réussi à contourner des champs de mines posés par les troupes russes, qui sont également protégés par des barbelés et des obstacles antichars appelés «dents de dragon».
«Je n'ai jamais vu de champs de mines aussi denses qu'en Ukraine, a-t-il dit. Ces champs de mines incroyablement denses, avec ces obstacles, continuent d'être percés.»
Décès de civils et pertes de terres agricoles
Les mines antipersonnel sont particulièrement «insidieuses», de l'avis de M. Toombs, car, bien qu'elles coûtent environ 4 $ chacune, leur retrait peut coûter plus de 1400 $.
En date du mois de juillet, 444 civils ukrainiens ont été tués et 1084 ont été blessés par des mines et des restes explosifs de guerre depuis février 2022, selon la base de données des Nations unies sur la protection des civils dans les conflits armés.
L'organisation de Gary Toombs affirme que ces chiffres sous-estiment probablement le nombre réel de victimes. Une fiche d'information d'Humanité et inclusion publiée en juin indiquait que plus d'un quart du territoire ukrainien était déjà «jonché de mines terrestres et d'autres engins explosifs mortels», notamment des armes à sous-munitions.
Les mines terrestres peuvent continuer de mutiler et de tuer des civils des décennies après la fin d'un conflit. Selon l'Observatoire des mines et des armes à sous-munitions, 84 % des victimes de mines terrestres dans environ 55 pays en 2023 étaient des civils, et les enfants et les jeunes sont particulièrement vulnérables.
Selon M. Toombs, ces armes polluent également les sols et les ressources en eau, rendant de vastes étendues de terres arables inutilisables pendant des décennies. Il craint les conséquences pour les systèmes alimentaires mondiaux.
L'Ukraine est une source majeure de blé pour l'Asie et l'Afrique. En 2022, la Turquie a contribué à la négociation d'un accord avec la Russie autorisant les expéditions de céréales, les perturbations causées par la guerre ayant fortement pesé sur les prix alimentaires mondiaux.
Lors de ses quatre visites en Ukraine depuis 2022, M. Toombs a vu des fermes rendues inutilisables et des villes coupées en deux par les mines terrestres. «D'immenses étendues de terres ne sont plus accessibles en toute sécurité. Les routes et les municipalités sont séparées», a-t-il noté.
Une analyse réalisée l'automne dernier par l'Institut Tony Blair pour le changement global, en partenariat avec le ministère ukrainien de l'Économie, indiquait que la contamination par les mines terrestres coûtait à l'Ukraine 11,2 milliards $ par an, soit environ 5,6 % du PIB du pays avant l'invasion.
Un effet boule de neige
L'expert en mines craint que la situation ne s'aggrave à mesure que le financement du déminage diminue et que de nouvelles mines terrestres, moins chères, arrivent sur le marché.
Il a déclaré que les pays qui quittent le traité pourraient «commencer à fabriquer eux-mêmes de nouveaux types de mines antipersonnel», ajoutant que le Traité d'Ottawa est «l'un des traités les plus réussis» à avoir été largement adopté.
«Quiconque envisage de se retirer devrait vraiment réfléchir aux impacts à long terme, plutôt qu'aux avantages à court terme qu'il estime pouvoir en tirer», a-t-il soutenu.
L'Ukraine a fait part de son intention de se retirer du Traité d'Ottawa, même si les signataires ne sont techniquement pas autorisés à le faire en cas de conflit armé. L'ambassade d'Ukraine à Ottawa a dit ne pas pouvoir commenter tant que son ambassadeur n'est pas remplacé.
Affaires mondiales Canada a indiqué en juin être conscient que les pays européens prenaient des «décisions difficiles et complexes» au sujet du traité. Le ministère a ajouté que la défense du Traité d'Ottawa était «une priorité essentielle pour le Canada».
L'association Humanité et inclusion, anciennement nommée Handicap international, est un membre fondateur de la Campagne internationale pour l'interdiction des mines terrestres. Anne Delorme, directrice générale d'Humanité et inclusion Canada, a déclaré que le gouvernement fédéral devait redoubler d'efforts pour défendre le Traité d'Ottawa.
«Le droit international a été développé (...) pour protéger les civils et ce qu'on voit aujourd'hui, c'est un effritement de ce droit international», a-t-elle déploré.
«Que ce soit le traité d'Ottawa ou plus largement le respect du droit international, le Canada a une responsabilité d'agir et de renouveler son leadership pour assurer qu'on ne recule pas encore plus, a insisté a directrice d'Humanité et inclusions, surtout alors qu'on est dans une période dans le monde où il y a 120 conflits qui œuvrent.»
Elle prévient également que des pays qui sont actuellement en conflit observent ce que font le Canada et d'autres pays pour la protection des civils et que «s'ils voient que les gens peuvent agir, que les pays peuvent agir en impunité, ils vont agir en conséquence».
Mme Delorme a déclaré que le Canada pouvait reconnaître la menace posée par la Russie tout en plaidant contre les mines terrestres, en faisant valoir que le démantèlement du traité rendrait plus probable la prolifération d'autres armes à autorisation restreinte, comme les armes à sous-munitions, les armes chimiques et les bombes atomiques.
Elle a également déclaré qu'il était illogique que ces pays insistent sur le fait qu'ils respecteront le droit international humanitaire alors que les mines terrestres sont «de nature aveugle».
«Il n'existe absolument aucune donnée ni recherche démontrant l'utilité des mines terrestres en Ukraine», a-t-elle rappelé.
Mme Delorme a souligné que la ministre des Affaires étrangères, Anita Anand, a inscrit la sécurité des civils parmi ses principales priorités depuis son entrée en fonction en mai.
Elle a affirmé que le Canada devrait assurer la présidence tournante d'un an du traité lorsqu'il atteindra ses 30 ans en 2027, et convoquer un sommet pour rallier des soutiens.
Adam Chapnick, professeur au Collège militaire royal, a indiqué que le Canada, en tant que pays peu peuplé et doté de capacités militaires modestes, s'appuie sur des accords internationaux comme le Traité d'Ottawa.
«Le traité reflétait un certain optimisme quant à la capacité du monde à coopérer pour soutenir des intentions morales raisonnables», a souligné M. Chapnick, qui a étudié l'évolution de la politique étrangère du Canada au fil des décennies.
Il a déclaré que si les Canadiens peuvent être fiers des réalisations du traité en 25 ans, il n'est pas certain qu'il tiendra encore longtemps, compte tenu de la façon dont l'invasion russe a bouleversé l'ordre international fondé sur des règles.
«Il est difficile de défendre cet argument avec autant de force aujourd'hui», a-t-il dit.
Dylan Robertson, La Presse Canadienne