Le morceau de charbon

Par Emile Maheu, Collaborateur spécial
Alors étudiant en 1945, je remets un projet en littérature. Imaginé de toutes pièces ce petit conte de Noël est basé sur une suggestion de l'institutrice, Soeur Gemma, de St-Louis de France : « Faites parler un objet inanimé. »
Je suis un morceau de charbon noir. Pendant des millénaires, j'étais prisonnier dans le roc solide à plus de mille mètres sous terre et je me demandais bien quel était le but de mon existence.
Un jour, il y a de cela pas très longtemps, je suis réveillé par un bruit étrange. Une terrible explosion suivie d'une immense clarté me projette contre les parois d'une caverne. Je viens de faire la connaissance avec des mineurs. Je suis pelleté, chargé dans un wagon et expédié à la surface de la terre. Non loin de la mine, je suis empilé avec une énorme quantité de morceaux de charbon, comme moi.
Que va-t-il m'arriver maintenant?
Oups! On m'a soulevé de terre avec une pelle mécanique et m’a transvidé dans un wagon de chemin de fer. Je suis placé juste sur les rebords du train qui file à grande vitesse vers une destination inconnue. De mon promontoire, je peux admirer le parcours à mon aise. Je remarque qu'il y a des endroits riches, d'autres pauvres et je comprends vite que la fortune n'est pas partagé également entre tous les humains.
Un soir, je rêvais en admirant les étoiles qui scintillaient au loin dans l'espace infini quand, tout à coup, un soubresaut sur la voie me fait sursauter. Je dégringole de mon perchoir, et poussé par l'élan, je virevolte, tombe et roule dans le fossé où je m'arrête enfin, adossé à un vieux dormant de voie ferrée.
Pendant quelque temps, je regarde filer le train qui continue sa course effrénée vers un rendez-vous quelconque sans se soucier de mon infortune. Durant les jours et les nuits qui se succèdent, je me résigne difficilement à mon sort. Comme je voudrais remonter sur un de ces wagons qui passent régulièrement avec un tapage infernal, entremêlé de coups de sifflet stridents, pour continuer ma route vers d'autres aventures.
Hier, il neigeait et je grelottais dans mon fossé en m'apitoyant sur ma condition. J'en étais rendu à regretter mon réduit solitaire au sein de la terre quand, soudain, j'aperçois un homme qui marche sur la voie ferrée. Pauvrement vêtu, il porte en bandoulière un vieux sac de toile gris. Le malheureux avance avec difficulté en enjambant les dormants inégaux. Parfois il s'arrête, se penche et ramasse des petites pierres. Je reconnais aussitôt que ces cailloux sont des morceaux de charbon. Bien que minuscules, ils doivent être tombés des trains en mouvement tout comme moi. Je me prends à souhaiter que le pauvre me découvre dans mon trou, à demi caché dans les broussailles, sous une mince couche de neige blanche.
Mais non, il passe tout droit! Le pauvre ne m'a pas vu et je suis condamné à l'insupportable solitude de cette nuit froide de décembre. Comme il a l'air désespéré le pauvre. Tout à coup, il se retourne! Est-ce qu'il va me voir? À ce moment, un dernier rayon du soleil couchant perce les nuages et fait miroiter, comme un diamant d'ébène, une de mes facettes se pointe hors de la neige. Il m'a aperçu. Il s'arrête indécis puis il fait marche arrière.
Vivement, il s'approche, me pousse du bout de son soulier percé, se penche et me ramasse avec soin. Il me tâte un peu, m'examine et avec un sourire de satisfaction m'enfonce dans son sac en disant :
« Voilà un gros morceau qui va nous réchauffer ce soir. Merci mon Dieu!
Il s'engage alors dans un étroit sentier, au moment où se lève un vent glacial qui fait poudrer la neige entre les pagées de clôture.
Quelques minutes plus tard, nous arrivons à sa maison. Comme il fait froid dans cette demeure! La maman et les enfants sont assis en rond autour du poële, qui dégage bien peu de chaleur.
— J'apporte du charbon pour nous chauffer un brin,
dit l'homme en entrant. Une lueur d'espoir brille dans les yeux des enfants qui s'approchent encore plus près du poêle.
— Vite papa, nous avons froid!
Quelques instants plus tard, la chaleur que je dégage apporte une douce sensation à la famille, tandis qu'au dehors, un vent froid du nord fait rage en cette veille de Noël.
Les enfants sont si heureux de sentir la chaleur qu'ils se mettent à chanter des cantiques de Noël : « Les anges dans nos campagnes, ont entonné l'hymne des cieux... »
Tous reprennent en choeur. Soudain, quelqu'un frappe à la porte et une voix se fait entendre :
— Ouvrez pour l'amour de Dieu... je suis gelé! S'il vous plaît, ouvrez vite!
Le père se dirige vers la porte qu'il entrebâille et en coup de vent un homme se précipite dans la maison entraînant avec lui une rafale de poudrerie.
— Je suis presque gelé! Par chance que j'ai vu le feu de votre cheminée et entendis vos chants. Sans cela, j'étais un homme mort.
— Chauffez-vous un brin! Nous avons peu, mais vous pouvez partager avec nous.
Une fois remis et réchauffé, l'homme raconte tout d'un trait :
— J'étais en route vers le village voisin, lorsqu'en exécutant un virage à environ deux kilomètres d'ici, ma voiture s'est embourbée dans la neige. J'ai essayé autant de la dégager, mais sans succès. Comme l'essence de mon réservoir commençait à baisser dangereusement, j'ai décidé de chercher de l'aide. N'étant pas assez habillé pour une température semblable, le froid m'a engourdi au point que je croyais en mourir. C'est à ce moment que j'ai aperçu la lumière de votre maison et entendis vos chants. Merci!
Merci! de votre hospitalité.
— Ces mercis, vous les devez au gros morceau de charbon que j'ai ramassé cette après-midi sur la voie ferrée. C'est tout ce qui nous reste pour nous réchauffer.
D'un coup d'oeil circulaire, le visiteur inattendu fait le tour de la pièce.
— Ça sent la misère ici! Me permettez-vous une question? Que faites-vous comme métier?
— J'étais cheminot pour la compagnie de chemin de fer, et on m'a mis à pied il y a plus d'un an. Depuis ce temps-là, sans revenu, nous avons épuisé toutes nos économies. Pour nous chauffer, nous utilisons les morceaux de charbon qui tombent des wagons. Ils sont rares et petits. Aujourd'hui j'ai été chanceux j'en ai ramassé un gros.
— Et moi, de reprendre l'étranger, votre chance m'a profité. J'ai une proposition à vous faire. Avec votre aide, et une pelle, nous pouvons remettre ma voiture sur la route. Je vous dédommagerai.
— Pour rendre service à un de mes semblables, je ne demande rien,
reprend l'ancien cheminot d'un ton fier.
— Je m'en souviendrai, ajoute l'étranger.
Pour affronter le froid mordant, le cheminot prête à son compagnon un manteau usé, une vieille harde qui contraste avec son bel habit. Habillés chaudement, les deux hommes se mettent en route.
Pendant ce temps, à l'intérieur du poële, moi, morceau de charbon noir, je rougis du plaisir d'avoir secouru ces gens. J'ai enfin trouvé ma raison d'être, malgré une certaine tristesse de constater que mon aide sera de bien courte durée. Qu'adviendra-t-il de cette pauvre famille quand je serai consumé?
Une heure plus tard, une voiture s'arrête devant la porte de la chaumière. Le père en descend les bras chargés de marchandises. Il explique à sa famille :
— Ce monsieur qui est venu se chauffer tout à l'heure est le nouveau propriétaire de la quincaillerie du village. Il vend du charbon au détail et m'a fait cadeau de ce sac rempli jusqu'au bord. Il m'a aussi donné de la nourriture et des friandises. C'est son cadeau de Noël.
Les enfants n'en croient ni leurs yeux ni leurs oreilles. Ils dansent de joie en chantant : « Nouvelle agréable! Un Sauveur Enfant nous est né ».
Le cheminot s'approche alors de son épouse émue, et avec un sourire, il lui confie :
— Il m'a aussi dit de me présenter à son magasin le lendemain de Noël. Il a un emploi pour moi. Je serai livreur de charbon dans la région.
— Il est minuit dit la mère les larmes aux yeux, l'heure où Jésus est né. Remercions-le!
À ce moment-là, de moi, ancien morceau de charbon, il ne reste qu'une étincelle de vie. Le cheminot ouvre la porte du poêle pour refaire le plein avec le charbon tout neuf. Dans un dernier effort, j'en profite pour m'éclipser par l'ouverture.
« Regardez Papa, regardez Maman! crient les enfants : C'est, l'étoile de Jésus! »
« Il est né le Divin Enfant, jouez hautbois résonnez musettes »
FIN
La dernière journée de classe avant Noël, la religieuse exige que je lise ma composition à la classe. Croyant être réprimandé pour un travail médiocre, je m'exécute en y mettant tout mon coeur. Les larmes aux yeux, Soeur Gemma dit à la classe tout autant attendrie : « C'est une composition comme j'en ai rarement lu dans une classe de 9e année. Félicitations et Joyeux Noël! »
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